Flaviol, Catalogne, 1880, inv. 3124
Tamboril, Catalogne, 1880, inv. 3104
Tiple, Catalogne, 1800-1900, inv. 3121
Tenora, España Francisco, Catalogne, 1800-1900, inv. 3122
© Túrelio (via Wikimedia-Commons), 2008, Creative Commons CC-BY-SA-3.0-de
Dès la fondation du Musée instrumental du Conservatoire de Bruxelles en 1877, Victor-Charles Mahillon, son premier conservateur, avait manifesté un vif intérêt pour les instruments de musique vécus comme populaires, implicitement opposés à une facture dite savante et souvent négligés par ses collègues de Paris, Leipzig ou ailleurs. Tout au long de sa carrière, il établissait ainsi un vaste réseau international destiné à diversifier et enrichir les collections du musée. Ainsi, à la fin de l’année 1909, alors qu’il résidait à Saint-Jean-Cap-Ferrat, il entrait en contact avec Miquel S. Gatuellas y Ferrer, secrétaire de la section folklorique du Centre excursionista de Catalunya, afin d’acquérir différents instruments utilisés dans les traditions musicales catalanes. Les deux hommes entamaient alors une intense correspondance, échangeant descriptions, photographies et informations techniques au sujet des plus caractéristiques d’entre eux : d’une part le couple gralla (hautbois) et timbal (tambour), connus pour accompagner les castells, (pyramides humaines) ; d’autre part, les instruments formant la cobla – un flabiol/tamborí (fig.1 et 2, flûte à une main et tambour), deux tiples (fig.3, hautbois aigus), deux tenores (fig.4, hautbois graves), deux cornetins á pisté (cornets à pistons ou trompettes), deux fiscorns (bugles baryton) et une contrebasse – étroitement associée à la sardane.
L’intérêt de Mahillon pour les traditions musicales catalanes n’est sans doute pas fortuit. Quelques décennies après la fin de la Renaixença – la renaissance catalane, mouvement romantique exaltant la culture populaire locale – la cobla, réformée par le célèbre Pep Ventura durant le xixe siècle, était largement identifiée comme l’expression musicale par excellence de la culture catalane et bénéficiait d’une réputation internationale. Ainsi, au moment précis où Mahillon et Gatuellas échangeaient à propos de l’orchestre catalan, Déodat de Séverac l’intégrait à sa tragédie lyrique Héliogabale, créée à Béziers en août 1910 ; plus encore, bien que Gatuellas ait pu affirmer qu’en ce début de siècle, aucun musée – public ou privé – n’avait encore documenté la cobla, celui-ci avait engagé l’année précédente une correspondance avec A.T. Sinclair du Smithsonian Institute à Washington qui avait fait l’acquisition de différents instruments et publié un article dans le Journal of American folklore en juin 1910. Or, c’est précisément par l’intermédiaire de Sinclair que Mahillon se mit en relation avec Gatuellas y Ferrer.
Quelles que soient les motivations qui ont poussé Mahillon à contacter cet informateur, sa démarche lui a permis de faire l’acquisition d’une collection exceptionnelle. Sans surprise, la cobla qui lui est décrite en 1909 est très proche de l’ensemble de onze instruments formalisé un demi-siècle plus tôt par Pep Ventura – il n’y manque que le trombone – sans référence aucune à certaines formes plus anciennes qui ont parfois perduré jusqu’au xixe siècle, comme la « cobla de tres quartans » qui associait le flabiol/tamborí à une tarota (hautbois) et un sac de gemecs (cornemuse). Paradoxalement, si Victor-Charles Mahillon et son interlocuteur ambitionnaient de documenter une pratique musicale contemporaine, ils s’accordaient sur la nécessité de collecter les instruments les plus anciens possible, car perçus comme plus authentiques, en privilégiant « les instruments typiques faits par les montagnards ». En effet, à l’instar des instruments classiques, les bois catalans ont connu une rapide évolution dans la seconde moitié du xixe siècle, notamment du fait de l’ajout de clefs, plus ou moins nombreuses selon le cas, et de pavillons métalliques. Or, quoiqu’ils soient tombés en désuétude, ce sont des instruments antérieurs à ces modifications qu’espérait acquérir le conservateur bruxellois. En témoigne l’avertissement de Gatuellas qui écrivait le 2 décembre 1909 : « il est presque impossible de les trouver dans leur état de construction primitif, parce que même dans les petits villages, [ils] sont modernisés ». C’est donc dans le cadre d’une démarche assez particulière, faisant cohabiter un référentiel moderne (la cobla de Ventura) et un imaginaire ancien (les « authentiques » instruments des montagnards) que se fit l’acquisition des instruments catalans du Musée instrumental de Bruxelles.
En février 1910, ayant apparemment reçu suffisamment d’informations, Victor-Charles Mahillon manifestait son intention d’acquérir quatre instruments : d’une part une gralla, d’autre part un flabiol, une tenora et un tiple, autrement dit, le groupe instrumental qui constitue le premier rang de la cobla (flûte et anches). Il est significatif qu’il n’ait accordé aucun intérêt au second rang de l’orchestre (cuivres et contrebasse), essentiellement constitué d’instruments issus de la fanfare et déjà bien documentés au sein du Musée instrumental. C’est notamment le cas du fiscorn, un bugle baryton à tenue horizontale, pavillon vers l’avant, dont la diffusion semble bien outrepasser la Catalogne, malgré les revendications de l’interlocuteur de Mahillon (inv. 1273).
Le flabiol et le tamborí forment la variante catalane du couple flûte droite à une main et tambour, une tradition largement diffusée dans toute l’Europe sous l’Ancien Régime, aujourd’hui notamment préservée en Gascogne (flabuta), en Provence (galoubet) et en de nombreux autres endroits. En catalogne, ce couple instrumental se distingue par les dimensions très réduites du tambour, fixé sous le coude, et de la flûte, dotée de clefs permettant d’augmenter significativement le nombre de trous. La tenora et le tiple sont des hautbois à pirouette, joués avec des anches (doubles) triangulaires. Ils se distinguent essentiellement par leur tessiture et le nombre de clefs (lorsqu’ils en sont dotés), la première mesurant près de 90 centimètres, le second 60. Malgré leur modernisation progressive favorisant un jeu chromatique, leur perce conique et les anches triangulaires ont permis de préserver leur qualité de « hauts instruments », instruments d’extérieur conçus pour émettre un son puissant et très timbré. Quoique, musicalement parlant, le flabiol/tamborí ait une nette fonction de direction dans la cobla, les hautbois sont perçus comme les plus caractéristiques du genre, identification certainement favorisée par leur timbre marqué.
Peu de temps après la requête de Mahillon, en avril 1910, Miquel S. Gatuellas y Ferrer lui annonçait avoir trouvé un instrument correspondant au « vrai type de gralla ancienne avec deux franges d’argent » utilisé par le passé dans les manifestations du fameux groupe de castellers, les Xiquets de Valls, et déjà rarissime en ce début de siècle. Durant ce même mois, cet instrument entrait au Musée instrumental où il était inventorié sous le numéro 3123 (salle d’exposition). L’acquisition des instruments de la cobla fut en revanche plus ardue. Gatuellas contactait Pedro Sureda, directeur de l’ensemble homonyme, afin qu’il serve d’intermédiaire. Après avoir confirmé la difficulté de trouver des instruments répondant aux exigences d’authenticité formulées par Mahillon, celui-ci entreprenait de visiter l’Empordà (au nord de Gerona) en mai et juin 1910. À Olot, il achetait un flabiol et un tamborí « âgés d’une trentaine d’années » ; à Figueres, une tenora « fortement ancienne de cent ans, très primitive sans trompette [pavillon] de métal » ; enfin, à Sant Feliu de Pallerols, un tiple « sans clefs de métal et tout d’une seule pièce [...] encore plus ancien que la tenora ». Ces quatre instruments de la cobla intégraient les collections du musée de Bruxelles au mois de juillet suivant. À en croire les datations avancées par les informateurs de Victor-Charles Mahillon, ces instruments compteraient parmi les plus anciens spécimens préservés dans un musée : avant 1810 pour le tiple (inv. 3121), 1810 pour la tenora (inv. 3122), 1880 pour le flabiol/tamborí (inv. 3104/3124). Il faut toutefois noter que le facteur de la tenora, Francesc Espanya (Francisco España), n'avait que 17 ans en 1810 – il est réputé n'avoir installé son atelier à Barcelone qu'en 1820. Dès lors, quoiqu’on ignore si ce facteur a effectivement construit les vents marqués de son nom ou s’il s’est contenté de les revendre, on peut soupçonner Sureda et Gatuellas d’avoir quelque peu exagéré l’âge de ces instruments qui pourraient dater de la moitié du xixe siècle.
Texte : Fañch Thoraval